Time flies • Ft. Ian Carter

Entre tes doigts, tu tournes et retournes une grande feuille de platane jaunie ramassée quelques instants plus tôt alors que tu attendais le bus. Les vacances scolaires te plongent dans la maussade contemplation de l’automne et, bien que cette saison t’émeuve particulièrement, c’est pour toi une période difficile sans que tu ne puisses expliquer pourquoi. Tous les ans, la même mélancolie perce ton cœur et te ramène au temps qui passe, à ta propre mortalité, aux années de ta vie passées et celles qu’il te restent encore à vivre. Tu as l’impression d’être vieux alors que tu ne touches pas encore du doigt la quarantaine et cette désagréable sensation te laisse contemplatif. Tu sais qu’il n’est pas évident, pour ton mari, de te sentir triste sans raison apparente et tu essayes donc de t’occuper l’esprit, de te tirer de ces conclusions peu réjouissantes.
Pour te changer les idées, tu as donc décidé de faire quelques courses. Dans un sac, tu transportes quelques livres que tu es allé acheter à la librairie qui fait l’angle, puis tu es allé prendre un petit café chez Granny. Tu aimes cette ambiance si familiale, accueillante et chaleureuse. L’après-midi touche presque à sa fin et, pour conclure, tu souhaites passer au magasin d’antiquités que tu affectionnes tout particulièrement. Tu espères y croiser une de tes connaissances, Ian Carter. Un homme très intéressant, cultivé, et avec lequel tu ne manques jamais de parler d’histoire. Sa collection est impressionnante, et chaque objet a son propre vécu. Tu aimes beaucoup cet endroit. Tu t’y sens bien. Y aller sera probablement d’un grand réconfort.

Tu franchis les portes de la boutique sous le son réconfortant de la petite clochette accrochée à l’entrée. L’odeur des vieux meubles conservés te fait chaud au cœur et t’arrache un demi sourire. Tu restes un instant dans l’entrée avant de déambuler à travers les allées. L’endroit semble désordonné, mais tu sais que le gérant a un ordre méticuleux. Tu le connais désormais assez pour comprendre sa manière de s’organiser. Tes yeux se posent sur une petite boîte qui renferme une pierre qui te semble familière. Attiré par sa forme atypique et son éclat légèrement orangé, tu fronces les sourcils et t’en approche. Tu n’oses cependant pas la toucher, trop respectueux pour poser tes doigts sur ce qui pourrait être fragile. Les pierres, même si elles sont solides, deviennent toujours poussière une fois que le temps a fait son œuvre.
Tu te laisses surprendre par les bruits de pas dans ton dos et te retournes vers le gérant. Par tes anciennes habitudes, tu te courbes légèrement pour présenter des excuses. Tu n’as pas été très courtois en ne venant pas le saluer.

« Bonjour, monsieur Carter. Excusez mes mauvaises manières. Je- … » tu tournes la tête en direction de la pierre aux formes carrées. « Me suis laissé surprendre par cette pierre. Je la trouve fascinante, sa forme est atypique! Et je suis justement en train d’écrire une thèse sur les différents minerais que l’on trouve dans les environs… Cela tombe vraiment bien. Sauriez-vous d’où elle peut bien provenir ? »

Tu t’arrêtes net dans tes questions, te souviens que ta fascination pour les pierres étonne toujours les autres et les ennuie. Mais si quelqu’un peut te répondre au sujet de cette curieuse pierre ici présente, tu sais que c’est bien Ian Carter. Au moins pour te donner une piste de recherche, d’autres personnes à interroger ou un site sur lequel fouiller.

Tu observes la pierre avec attention tandis que Ian la manipule avec précaution. L’on sent, à la manière qu’il a de la toucher, que c’est un homme habitué à prendre soin des objets qui l’entoure. C’est, entre autres, ce que tu apprécies chez lui, ce respect pour les antiquités, pour l’histoire. Tu t’approches de quelques pas, les bras derrière le dos, presque hypnotisé par les couleurs orangées qui s’en dégagent. Tu comprends rapidement que, si Ian a peu d'informations sur son origine, il connaît beaucoup de légendes qui entourent la pierre et tu t’amuses de la manière dont il dilapide ces éléments. Tu comprends l’attrait du mystère et ne lui en veux pas de mystifier les contes qu’il connaît. Tu arques légèrement un sourcil et prends un air pensif. Cette histoire ne te rappelle rien, et pourtant tu es connu pour étudier et lire beaucoup. L’inconnu t’interroge et te fascine, te pousse à te questionner davantage.

« Intéressant ; ainsi donc il y a beaucoup de légendes autour de cet objet. Ce n’est guère étonnant. Elle dégage quelque chose de presque hypnotisant et ses couleurs ne sont pas communes. A bien des égards, elle pourrait presque rappeler la tourmaline qui est un dérivé du cristal et est appelée pierre de lune, ou le saphir orange, mais la couleur n’est pas tout à fait exacte. En vérité, j’opterais plutôt pour du diamant car son intensité est similaire et attire l'œil de la même manière. Mais là encore, rien n’est moins sûr… Cette pierre dépasse mes connaissances en gemmologie. C’est fascinant. La légende dont vous me parlez m’échappe, je ne savais pas qu’une pierre pouvait s’avérer mortelle… Un objet maudit, alors ? »

Tu glisses une main sous ton menton, en proie à des réflexions et des théories qui se forment dans ton esprit. Tu te souviens alors d’une légende japonaise similaire, du moins qui se rapproche de ce que Ian te raconte.

« Si, cela me fait penser à la légende de la Sesshō-seki, une pierre japonaise qui parle de Tamamo-no-Mae. Dans la mythologie japonaise, il s’agit d’un renard à neuf queues qui a un jour prit forme humaine sous l’apparence d’une séduisante jeune femme ; son esprit aurait été enfermé dans une pierre devenue mortelle pour les personnes qui s’en approchaient. Mais je crois que l’aspect de la pierre n’avait rien à voir avec celle que vous tenez entre vos mains… »

Tu ne sais pas si ces deux légendes sont liées, car la Sesshō-seki est connue pour projeter des gaz toxiques, mais, en tout cas, c’est une histoire qui s’en rapproche. Tu lèves la tête en direction de Ian et lui adresse un petit sourire.

« Mais je sens que vous avez autre chose à dire, sur cette pierre, je me trompe ? Puis-je, avant que vous ne me racontiez d’autres histoires à son sujet, savoir où vous vous l’êtes procuré ? Je suis prêt à remonter diverses sources pour avoir le fin mot de l’histoire. »

Dès que Ian t’explique son ressenti, tu comprends aussitôt ce qu’il veut dire car tu as la même impression, la même sensation vis-à-vis de cette pierre à l'hypnotisante beauté. L’idée de te lancer dans tes recherches pour en apprendre davantage sur l’objet t’exalte, te tire de cette nostalgie automnale dans laquelle tu étais jusqu’à présent plongé. La perspective d’études te passionne et, sur tes lèvres fines, s’étire la trace d’un doux sourire.
La légende japonaise qui t’a fait penser à ce joyau est vieille, comme le sont les pierres elles-mêmes ; tu te souviens vaguement l’avoir lu dans l’un de tes livres lorsque tu étais encore étudiant. Les mythes ont de fascinant la vérité teintée de mystification qui les entourent. Une légende prend toujours racine quelque part, se transmet de génération en génération, est déformée par le cours du temps, l’évolution des cultures. Tu aimes étudier toutes les branches des histoires que tu lis ou entends, remonter les sources pour toucher du doigt ce que tu penses être exact.

« Le Japon regorge d’un folklore à faire pâlir le panthéon grec et nordique, » plaisantes-tu avant de reprendre un air plus sérieux :  « Certaines légendes sont connues, d’autres moins, comme dans toutes civilisations. La Chine, dont je suis originaire, a elle-même son lot de légendes liées à la spiritualité, aux démons et aux fantômes. Pour ma part, je n’y crois pas, mais il est intéressant d’observer où chaque légende prend racine, grâce aux mœurs d’époques toutes différentes les unes des autres… C’est peut-être une déformation professionnelle. » plaisantes-tu une seconde fois en faisant référence à ton métier d’historien.

Tu poses ton regard chocolaté sur le visage pensif de Ian et t’amuse de le voir, lui aussi, au moins aussi intrigué que toi par l’histoire de cette pierre. Sans doute est-ce pour cela que tu prends la décision de l’entraîner avec toi dans la quête de cette histoire perdue. Pour toi, cela te paraît être d’une importance presque capitale, une future découverte qui, tu le penses, pourrait gonfler tes études en gemmologie.

« Eh bien, cette pierre baigne dans un mystère de plus en plus épais. Que diriez-vous de mener l’enquête avec moi, mon très cher monsieur Carter ? Nous pourrions peut-être faire des découvertes étonnantes. Je crois que nous avons un début de piste : la personne qui détenait cet objet avant vous. Connaissez-vous son nom et son prénom ? Nous pourrions peut-être aller interroger ses proches, leur demander des renseignements sur lui, sur ce qu’il faisait, s’ils ont une idée des origines de certains de ses objets… Êtes-vous partant pour vivre cette aventure en mon humble compagnie ? »

Avec délicatesse, tu lui tends une main délicate, comme pour conclure avec lui un pacte tacite, celui des découvertes historiques qui gonflent les livres des générations futures.  

Sa question est légitime et ne te vexe pas ; il est vrai que l’Asie est entourée de légendes inconnues aux coutumes plus occidentales. Un choc des cultures dont s’emparent avec intérêt le cinéma ou les romans, plus ou moins bien construits. Tu passes les mains derrière ton dos en observant, autour de toi, la boutique qui vous entoure. Il y a, dans cet endroit, des biens riches d’histoires inestimables. Tu te demandes si Ian croit aux esprits, aux fantômes et aux démons. Peut-être qu’au fond, c’est l’imagination qui est toujours la plus forte.

« Je comprends votre étonnement. Je crois que mon esprit s’est forgé d’un trop grand pragmatisme avec le temps. Les légendes ont de fascinant ce qu’elles portent d’histoire, mais je ne crois pas au surnaturel pour autant. Des présences passées, oui, sans doute, mais les histoires de possession et de démons ne sont pour moi que des contes, des histoires. Mais vous, monsieur Carter, croyez-vous aux fantômes ? » lui demandes-tu avec une curiosité sincère et bienveillante, dénuée de tout jugement, mu d’un vif intérêt pour l’opinion et le point de vue de ceux qui t’entourent.  

Tu es heureux de constater l’enthousiasme de ton interlocuteur, qui fait écho au tien, et ne peux t’empêcher de hocher la tête face à ses préconisations. Il sera sans doute difficile de vous frayer un chemin à travers l’épais mystère de cette histoire, mais cela te motive dans tes investigations. Tu glisses ton menton entre ton pouce et ton index, signe d’une profonde réflexion sur la marche à suivre. Il n’y a pas beaucoup d’indices pour vous permettre de débuter vos recherches, mais tu es sûr qu’en posant les bonnes questions aux bonnes personnes vous parviendrez à en apprendre bien davantage.

« Mon cher monsieur Carter, votre enthousiasme me touche. Je suggère de commencer par le commencement, à savoir retrouver la piste de ce propriétaire et de poser quelques questions à ses proches. Bien sûr, je ne voudrais pas perturber vos affaires en cours, et vous propose donc de commencer notre enquête lorsque vous ne serez pas en train de travailler - je m’en voudrais de vous contraindre à fermer votre boutique plus tôt. Donnez-moi vos disponibilités afin que nous puissions nous donner rendez-vous et commencer cette investigation. Je téléphonerai en amont aux personnes à interroger afin de ne pas arriver à l’improviste… »

Une aventure palpitante que tu ne manqueras pas de relater ce soir à Umar ; ton mari est toujours de conseils très avisés. Tu ne l’imagines pas se joindre à vous, mais il pourra peut-être vous donner des pistes intéressantes à suivre, et son propre avis sur la question.